Pour ce deuxième cours, nous devions mettre en lien l’histoire du piratage de Adrian Johns, plus particulièrement les chapitres sur le siècle des Lumières, le pamphlet de Kant sur la publication des oeuvres d’un auteur sans son consentement et la conférence de Michel Foucault sur la question de l’auteur.
- Johns, Adrian. 2010. Piracy: The Intellectual Property Wars from Gutenberg to Gates. Éd. University of Chicago Press, Chicago. (Chapter 2, 3).
- Foucault, Michel. 1994. Dits et Écrits; 1954-1988, Qu’est-ce qu’un auteur?. Editions Gallimard, coll. «Bibliothèque des sciences humaines», Paris.
- Kant, Immanuel.1785. On the wrongfulness of unauthorized publication of books.
Dans l’ouvrage d’Adrian Johns, Piracy : The intellectual property wars from Gutenberg to Gates, l’auteur parcoure l’histoire du piratage des débuts de l’imprimerie à l’ère du logiciel. Or, dans les chapitre 2 et 3, il explique comment avant l’invention de l’impression (donc de la possibilité de distribuer largement un ouvrage et de le copier de même) le piratage consistait souvent en l’appropriation des idées d’autrui. Et les auteurs ne se plaignaient pas de voir leurs droits ainsi floués, mais se désolaient de savoir leur pensée mal utilisée ou encore, de ne pas avoir l’attribution du mérite d’une idée appréciée.
Or, selon les sources historiques, l’acte de piratage du produit imprimé consistait en un vol du travail, non pas de l’auteur, mais bien de l’imprimeur qui avait investi labeur et argent pour créer un objet imprimé qu’il allait pouvoir vendre. Ce ne sont donc pas les auteurs qui se sont d’abord organisés pour contrer les pirates, mais bien les imprimeurs qui se sont regroupés en guilde pour défendre leur « travail ». Or, les droits des travailleurs de l’imprimerie importaient plus que le droit de l’auteur, un lien établit préalablement, lors de l’attribution de l’œuvre.
Dans le troisième chapitre, intitulé The Piractical Enlightment, le siècle des Lumières, caractérisé par un accroissement de l’intérêt pour la science et la philosophie, apparaît comme l’ère où le piratage a pris son élan. Ce qui donna lieu à la naissance de multiples stratégies pour établir l’authenticité des écrits, mais aussi des machines, des textiles et de tout autre bien issu de la créativité. Au travers de cette quête pour distinguer le vrai du faux, au 18ème siècle a aussi émergé une notion de « sphère publique » qui regroupait des écrits d’un nouveau genre, soit l’article de journal, le petit format, le condensé, en fait surtout des écrits dits de café (« coffee house ») et dont on usurpait le contenu. Les pirates ont ainsi créé le format de poche, à un prix abordable, fait pour se distraire, mais aussi pour distribuer la « connaissance » de façon plus démocratique. Donc en suivant Johns, nous pouvons conclure que sans piratage, il n’y aurait pas eu de Lumières.
Et c’est dans cet esprit, que remettant cet effort de démocratisation des idées dans le cadre des droits de l’auteur et de son mandataire, l’éditeur, Kant écrivit en 1785 son pamphlet « On the wrongfulness of the unauthorized publication of books » que mentionne par ailleurs, Johns dans son chapitre sur les Lumières. Or, en lisant ledit pamphlet, dans une note de bas de page de ce court texte, Kant posait bien les assises d’une réflexion sur ce qui constitue la propriété intellectuelle, le droit d’auteur, dont une partie est déléguée à un éditeur qui publiera la pensée de l’auteur : « A book is the instrument for delivering a speech to the public, not merely a thought, as is, for example, a picture, a symbolic representation of some idea or event » (Kant, p.30). C’est ainsi dit-il, par cet instrument sans voix audible que l’auteur propose au public son discours. Johns dans son livre Piracy voit même dans ce droit de l’auteur à décider de la diffusion de son texte, une forme de liberté d’expression.
Donc, celui qui usurpe le droit de distribuer une œuvre viole les droit de l’éditeur (ce concept « de droits » demeure encore aujourd’hui dans les mains de l’éditeur), mais il le fait aussi contre la « volonté d’expression » de « l’auteur ». Et c’est là, que la conférence de Michel Foucault, qui ironiquement nous parvient ici par une transcription d’une conférence et non pas dans un écrit philosophique vient ajouter à cette réflexion. « Qu’est-ce qu’un auteur ? », ou comment l’auteur s’est « individualisé dans une culture comme la nôtre » dira Foucault. Cet aspect de culture est important ici, puisque comme l’explique Foucault, la critique littéraire occidentale a longtemps défini l’auteur en utilisant une méthode « dérivée de la manière dont la tradition chrétienne a authentifié (ou au contraire rejeté) les textes dont elle disposait » (Foucault, p. 801). Ce qui nous permet donc de comprendre les trois essentiels de du « qui parle » soit le nom de l’auteur, le rapport d’appropriation et le rapport d’attribution, tel qu’esquissé dans l’amorce du texte (Foucault, p. 789), mais aussi d’envisager que hors du contexte de la tradition chrétienne, d’autres philosophies quant à l’authenticité des écrits ou leur pertinence puissent avoir été engendrées.
Par ailleurs, dans cette réflexion il mentionnera que plusieurs textes se sont frayés un chemin jusqu’à nous n’ont jamais eu d’auteur reconnu sans pour autant qu’on questionne leur légitimité. Cela dit, dans le contexte moderne, Foucault demande ce qu’est la constitution de l’œuvre d’un auteur : « est-ce que tout ce qu’il a écrit ou dit, tout ce qu’il a laissé derrière lui fait partie de son œuvre ? » (Foucault, p. 794). Et que faire dans ce contexte de la notion d’écriture ? « En toute rigueur, elle devrait (ndlr l’écriture) permettre non seulement de se passer de la référence à l’auteur, mais de donner statut à son absence nouvelle » (Foucault, p. 795).
Or, avec le statut d’auteur vient tout un lot d’idées, de présomptions, le nom d’un auteur englobant souvent le style et la philosophie qui caractérise son œuvre, prenant comme le dit Foucault, « une fonction classificatoire » (p. 798). C’est une notion moderne que celle de l’auteur et de sa propriété intellectuelle sur l’œuvre qu’il a « rendue publique » et les plus postmodernes diraient que la citation détournée de son sens, utilisée en fragments dans un tout, qui devient alors une œuvre autonome, est une forme d’expression en soi.